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                                                                       De toile en toile


     Laurent Galland nous donne à voir une toile à matelas, le plus souvent de couleur rose. Le matelas est un objet, avant d’être un sujet, que tout le monde connaît pour y passer de nombreuses années de sa vie – 24 ans en moyenne – et qui, pour que la vie soit agréable, doit être changé tous les dix ans puisqu’il aura été sollicité entre temps environ 150 000 fois ! Seul, à deux, ou à plusieurs selon les coutumes, les aspirations et les performances, il se présente en situation horizontale où se font et se défont rêves, cauchemars, désirs, jeux érotiques et ludiques, amours, sommeils, pendant les nuits ou les siestes, que le lit soit rectangulaire ou circulaire.

     Le matelas est habillé d’un costume de toile à décor, à rayures le plus souvent en tons de gris différents, ou damassé, cousu de fils argentés, avec des motifs reportés en quinconces, feuilles d’acanthes, décor floral, ou abstrait. Dans les peintures de Laurent Galland, c’est la couleur rose qui habille le tissu rayé. Le rose est une couleur assimilée à l’amour, à l’érotisme, à la sexualité (minitel rose, téléphone rose, carnets rose, série rose…etc.) C’est la couleur symbolique du plaisir, c’est la couleur de la féminité, de la douceur, de la séduction. C’est une couleur apaisante, romantique, porteuse de bonheur. Il faut réécouter « La vie en rose » d’Édith Piaf, et ce, dès la première phrase « Quand il me prend dans ses bras… », pour, s’il le fallait encore, en être convaincu. Les peintures de Galland font parfois des glissements vers des références culinaires. Les œuvres comme : « Matelas rond à l’ancienne – Neuf pavés de granit nappés de laque chocolat « Bouchées », ou « Matelas d’enfant, rose à motifs blancs, roulé et bardé de polyuréthane blanc, ficelle » et judicieusement titré « Roastbeef » ne disent-ils pas que matelas et nourritures terrestres font le lit de notre bien être dans notre vie ? Y ajouterait-on d’autres œuvres de l’artiste, à motifs « pied de poule, bleu cuisinier » pour renforcer la présence de la nourriture, rappelant l’adage populaire « Il faut bien manger et bien dormir » pour vivre une vie longue et agréable, même si cette autre expression : « qui dort dîne » fait l’économie d’une de ces deux sources d’énergies.


     Mais dans la vraie vie, qui voit l’objet matelas ? Qui voit le lit dénudé, départi de ses draps ? Qui a accès à cette intimité du lit lorsque les draps sont soulevés, que son corps est dévoilé sans attribut ? La femme de ménage, la femme de chambre, la fée du logis, quelque célibataire ? Ici c’est le regard d’un artiste qui le dévoile. Sur les toiles à matelas on y vagabonde, on y trampoline, on y saute, on y danse, on y répète des petites mort, jusqu’à celle de la fin, étendu pour toujours, le dernier repos du corps empreinté des souvenirs de toute une vie qu’on a voulu en rose, mais qui parfois, comme le sont d’autres toiles que dessine Galland, l’a été rayée en tons de gris. Puis le lit se fatigue, il ne retrouve plus sa place initiale. Les nombreuses nuits, agitées ou non, ont modelé sa structure ; il est, ou le deviendra « avachi ».

     Les matelas que propose Galland n’ont pas encore servi puisqu’ils sortent à l’instant des images qu’il nous offre. Le tissus est neuf, certains matelas se présentent rebondis de leur souffle intérieur qui se dessine en bosses régulières où l’on peut imaginer autant de nuits ou de siestes à venir, coquines ou pas. Dans la représentation de ces toiles le graphisme tend à prendre le pouvoir de séduction sur l’objet matelas. Agencé par d’innombrables courbes et de linéaments structurés il nous révèle une sorte de portrait du lit, sa face, sa sur-face qui devient l’attraction du regard, tel un face à face avec le spectateur, placé frontalement. Comment ne pas se laisser glisser sur ces lignes qui se proposent telles des voies ondulantes avec virages sinueux, des routes plus ou moins larges, des vallonnements, des collines figurant des contrées secrètes à explorer dans les replis intimes du tissus.


     Au delà de l’objet singulier, il se joue bien autre chose dans l’image du tissus et du matelas. Le sujet d’une peinture ne se limite pas à ce qu’elle donne à voir. Il est normal pour un peintre de mettre le spectateur en face de sa toile. Mais lorsque cette toile est une toile à matelas, elle pose question sur la nature de cette peinture qui semble jouer entre support (la toile du tableau) et représentation (la toile à matelas). Y aurait-il un possible sandwich sémantique dans cette association, ce collage de signifiants ? Mais de quoi parlerait-on alors ? Quel en serait l’autre sujet de l’œuvre ?
     Si l’on revisite les différents genres et grands thèmes de la peinture, on y
trouve les peintures d’Histoire, de batailles, de paysages, de portraits, de nus, de natures mortes… et il est alors tentant d‘en proposer ici des analogies.

     Sur un matelas – et à plus forte raison sur la toile qui le recouvre tel un champ de signifiés –, il est bien question d’un lieu de « l’Histoire » : celle d’une vie, celle de l’enfance, du couple, toutes celles qui se jouent dans ce petit périmètre de tissus. Il est question de « Batailles » : avec ses rêves, ses démons, ses jeux érotiques, amoureux et ludiques. Question aussi de « Portraits » : avec le changement des visages qui dorment à nos côtés au grès des rencontres et des aventures. Question encore de « Nus » : plus intimes, plus personnels qu’académiques ou allégoriques. Question encore de « paysages » que forme la rencontre des corps et qu’illustre la célèbre phrase de Cézanne « Je voudrais marier des courbes de femmes à des épaules de collines » analogie que l’on peut prolonger avec autant de monts de Venus ou autres mamelons géologiques, tant la géographie nommée des corps convoque des paysages. Question toujours avec la « nature morte » qui pourrait être évoquée à chaque petite mort dans la jouissance. La toile à matelas absorbe et renvoie les traces d’un vécu, comme ce qui se joue et se motive dans toute création artistique. Ce que nous lisons de l’oeuvre est ce qui nous dit dans l’oeuvre, ce que nous voyons est ce qui nous pointe, nous parle, très précisément, de nous, dans ce que nous pouvons partager avec d’autres, comme tout ce que nous gardons de notre intime impartageable. L’œuvre d’art est l’échange entre le vécu de l’artiste et celui du regardeur à travers leur propre représentation du monde.


     Si nous sommes, comme c’est le cas, devant un tableau, le sujet, fort de sa radicalité, de son incongruité – car il se départit des sujets et thèmes habituels en peinture –, ainsi que de sa précision quasi maniaque et obsessionnelle du savoir faire technique, pose pleinement « la question de la peinture », c’est à dire : Que peindre ? Comment peindre ? Quelle expression plastique et son corolaire sa portée sémantique peut-on, quand on est artiste, réaliser et proposer à la réflexion du regardeur et à la sienne propre ? La toile à matelas se substitue mentalement à la toile du tableau sur châssis. Il y aurait ici la manifestation de revenir à la toile support de la peinture que l’art contemporain, qui s’est tourné vers l’art conceptuel, l’art vidéo, les installations, les performances pendant plusieurs années, a délaissé un long temps sous les draps de la toile. Repartir de la toile à peindre, et coucher sur elle la toile à matelas, semble questionner de façon militante la présence de la peinture et du tableau aujourd’hui, non sans un certain clin d’œil et humour distanciés de l’artiste. Qui voit le matelas voit le corps de la peinture en question qui reste à dévoiler.


Bernard Muntaner
Avril 2017

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